« La raison humaine a cette destinée particulière, dans un genre de ses connaissances, d’être accablée de questions qu’elle ne peut écarter : car elles lui sont proposées par la nature de la raison elle-même, mais elle ne peut non plus y répondre, car elles dépassent tout pouvoir de de la raison humaine. » (1) Ces questions peuvent être liées à la connaissance. Peut-on connaître? Si c’est possible, comment connaît-on? Comment le rapport à la connaissance affecte-t-il notre manière de vivre?
La présente réflexion explore les possibilités qui s’offrent en réponse à ces interrogations à travers l’analyse de la pensée de Pascal, telle qu’elle est rapportée dans un texte célèbre : Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne. L’entretien aurait eu lieu vers 1655, après la conversion de Pascal au christianisme. Il met en scène le philosophe et un théologien, M. de Saci, qui discutent « des lectures de philosophie dont
Cet effort est le premier d’une série qui tentera de proposer une méditation sur les différents moments de l’histoire de la pensée occidentale moderne, en tant qu’elle représente un héritage culturel important pour comprendre à nouveaux frais l’état des attitudes, des opinions, des dogmes et des préjugés de notre actualité sociale, politique et intellectuelle.
#### 1- Le parcours de Pascal dans l’histoire des idées : Recherche d’un chemin vers le Vrai
Pascal aborde initialement la position du stoïcisme quant au lien entre la connaissance et la conduite humaine. Le stoïcisme, selon Pascal, admet la possibilité de la connaissance, particulièrement celle de la nature, nature qui inclut une certaine relation au divin. La doctrine d’Épictète tire certains devoirs de cette possibilité : Il faut contempler Dieu, constater son caractère juste, et finalement orienter sa volonté propre en vue d’une soumission à Dieu. Ces devoirs sont communément admis dans l’histoire du stoïcisme en tant qu’ils reposent sur certaines thèses cosmologiques et morales. La doctrine stoïcienne, suggère que l’homme, étant doté de raison, doit laisser la partie raisonnable de son âme guider sa conduite, ce qui implique de travailler constamment à distinguer ce qui dépend, ou pas, de l’homme : « Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas (…) » Les choses qui dépendent de nous, ce sont « toutes les œuvres qui nous appartiennent », et ce qui n’en dépend pas, « toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas ». (3)
Cette distinction met en lumière ce qui, pour un stoïcien, doit être sujet de préoccupation. Par exemple, notre mort est un fait inévitable ; puisque le fait de notre propre vie est une œuvre de la nature, on ne doit pas se troubler qu’elle la reprenne à tout moment donné. Mais puisque nos actions, l’orientation de nos vies est une œuvre qui dépend de chacun, il faut déterminer, pour un stoïcien, qu’il est de notre devoir de guider sa conduite avec sagesse, pour autant qu’on le peut. Guider sa vie avec sagesse, selon le stoïcisme, implique de comprendre la nature, la place qu’on y occupe, et d’orienter sa volonté propre selon l’ordre de cette nature, ou, pour dire la même chose, de l’orienter selon l’ordre divin. Marc-Aurèle, penseur stoïcien, disait à ce sujet : « Il faut toujours se souvenir de ceci : quelle est la nature du tout? Quelle est la mienne? Comment celle-ci se comporte-t-elle à l’égard de celle-là? Quelle partie de quel tout est-elle? Noter aussi que nul ne peut t’empêcher de toujours faire et de dire ce qui est conforme à la nature dont tu fais partie. » (4)
La présentation pascalienne du stoïcisme est guidée par ces connaissances, mais demeure insatisfaisante selon le philosophe, tout autant que celle de Montaigne, l’autre auteur auquel Pascal s’intéresse particulièrement. Il le présente selon cet ordre d’idées : Selon Pascal, Montaigne est un sceptique. Le scepticisme implique qu’il faut mettre de l’avant l’exercice du doute. Cette mise en pratique active du doute mène le penseur à ne pas adhérer aux différentes prétentions de vérité qu’il peut rencontrer. La particularité du scepticisme de Montaigne est qu’il est élevé au niveau d’une maxime morale et méthodologique générale. Par exemple, l’auteur des Essais l’applique autant aux hérétiques (les incroyants) qu’à l’histoire, aux sciences, aux mathématiques et aux opinions éthiques. Si le stoïcisme était basé sur une confiance en le pouvoir de connaître de la raison – un certain optimisme – la pensée de Montaigne ressemblait davantage à une forme sophistiquée de pessimisme quant à la faculté de connaître de l’homme. Montaigne en déduit que puisque rien ne peut être connu avec certitude, l’homme peut s’intéresser à tout, mais ne trouve ancrage nulle part, si ce n’est dans le fait de la tranquillité qui accompagne une vie bien rangée, guidée par les mœurs de la société dans laquelle on vit.
Aucune de ces positions, ni la modération rationnelle du stoïcisme, ni la tranquillité du scepticisme, ne donnent à Pascal satisfaction. La première, bien qu’elle reconnaisse la grandeur de l’homme et le mène à une certaine forme d’humilité, le mène aussi à l’orgueil. En effet, le stoïcisme prétend que les hommes peuvent avoir quelque pouvoir sur leurs vies et leurs sorts, alors que toutes ces choses reposent entre les mains de Dieu, selon la doctrine chrétienne. Pire encore, pour un chrétien, cette philosophie antique prétend que l’homme, par ses propres facultés raisonnantes, peut connaître Dieu à travers l’observation de la nature, ce que les chrétiens rejettent aussi. La deuxième position, celle du scepticisme, mène l’homme à une mollesse morale, selon Pascal : il dit de Montaigne que « connaissant l’impuissance et non le devoir, il s’abat dans la lâcheté ». (2)
Dans l’Entretien émerge l’idée de neutraliser la tension entre les deux doctrines philosophique ; cette neutralisation s’opèrerait par une synthèse, un mélange des deux doctrines proposées. Or, Pascal dénonce cette idée puisqu’impossible. Selon lui, en effet, l’incompatibilité de ces deux voies repose sur le fait que chacune mène nécessairement à un rejet de l’autre de telle sorte qu’elle se trouve d’une part au moins déformée radicalement, d’autre part rendue impossible, par principe : le stoïcien, alors qu’il adopterait la posture du sceptique, ne pourrait plus se conduire conformément à la nature puisque le scepticisme lui ferait douter de la possibilité même de connaître. Sans cette connaissance de la nature, il ne pourrait plus l’utiliser pour guider sa conduite naturellement. Si le scepticisme, au contraire, se mélangeait au stoïcisme, il devrait nécessairement admettre comme vrai quelque thèse, mais par-là renoncerait nécessairement au doute, ce qui déformerait le scepticisme au point de l’annihiler.
Selon les deux dialogueurs, il faut en conclure que la vérité est inaccessible par la philosophie ; seule la Révélation peut nous guider dans sa recherche et la Grâce nous l’octroyer. Bref, pour eux, la vérité ne peut être que par une méditation du cœur. Cependant, les deux penseurs n’arrivent pas à cette conclusion par le même chemin, ce qui différencie leur rapport à la philosophie elle-même : M. Saci considère que la vérité doit être recherchée directement dans les textes saints. Il y arrive, pour le dire comme l’auteur, « tout d’un coup par la claire vue du christianisme ». Cette méthode l’entraîne à déconsidérer l’intelligence, ou la pensée rationnelle, et ce, radicalement. Il la compare à une « ivresse de la science », qui empêche le cœur de chercher la vérité dans le Tout-puissant. Il compare aussi la philosophie à un poison, ainsi qu’à une viande dangereuse, « que l’on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur, elles le vident. On ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant: ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu’ils étaient (…) » (2).
Contrairement à M. de Saci, Pascal ne considère pas que la philosophie soit complètement à rejeter. Il décrit à quelques reprises ses vertus pédagogiques, bien que risquées pour les incroyants. Complémentairement, on peut remarquer facilement que Pascal se prête volontiers au jeu de la philosophie : il fut lui-même un homme de science et lecteur de l’histoire des idées. La grande majorité du texte de l’Entretien est une présentation complexe et intéressante de ses propres réflexions. Cependant, Pascal, particulièrement dans ses Pensées, philosophe presque toujours jusqu’à la négation, l’impuissance, bref, jusqu’au rejet de la philosophie au profit de la religion du cœur. On pourrait aussi dire que Pascal philosophe dans le but de montrer le caractère non pas directement nuisible, mais problématique de la philosophie. Que faut-il conclure d’un tel texte? Suivrons-nous les recommandations de ces deux penseurs dans le refus de la recherche du vrai par la raison?
#### Le problème de l’apparente impuissance de la philosophie dans la recherche de la vérité.
Pascal pratique la philosophie dans le but de la dépasser, mais il la pratique tout de même : la philosophie n’est-elle qu’à rejeter, ou est-elle plutôt un exercice fondamental inévitable dans la recherche du vrai? Il semblerait qu’on doive s’efforcer de la caractériser formellement pour pouvoir en juger correctement. La philosophie est un exercice intellectuel qui a, la plupart du temps, pour principe méthodologique le ‘raisonner-discursif’. La raison discursive avance par création, interprétation et approfondissement de concepts, d’idées, ce qui implique d’effectuer des distinctions. Cette dynamique distinctive implique d’opérer par séparations – on distingue par exemple l’homme de l’animal, ainsi que l’homme de Dieu. Ces séparations elles-aussi impliquent souvent certaines oppositions – comme le clair s’oppose à l’obscur.
Conséquemment, lorsque la philosophie tente d’approfondir certaines réflexions jusqu’aux fondements d’un domaine (la nature, la logique, les mathématiques, la morale, …), elle se retrouve souvent devant des problèmes épineux et se plonge dans davantage de questions que de réponses. Ces questions, pour être résolues, nécessiteraient des réconciliations entre des idées qui semblent, par la manière de procéder de la raison, irréconciliables. Par exemple, en morale, on différencie le bien et le mal, en épistémologie ; le vrai et le faux, en ontologie ; l’être et le néant. Pour ces raisons, la philosophie, science reine du raisonnement, semble mettre en lumière des contradictions plus qu’elle n’en résout, et visant la clarification, elle obscurcit.
La philosophie pourrait alors se réfugier dans un doute sceptique. Malheureusement, le fondement même du scepticisme implique aussi un problème de taille. Douter, en effet, est une chose qui semble raisonnable lorsqu’utilisé avec parcimonie. Dans l’extrême, prétendre douter de tout impose une énigme au penseur : celui qui lui exige, en toute cohérence, de douter de son propre doute, ce qui l’expulse du scepticisme, inévitablement. C’est ainsi que le scepticisme semble s’auto-contredire dans ses propres fondements, une tâche non-moins problématique que celui de la rationalité tel qu’on l’a évoqué plus haut.
Les deux interlocuteurs chrétiens de l’Entretien visaient à influencer le lecteur à se convertir à ce qui leur semble être le vrai : la religion chrétienne. Cependant, la réflexion proprement philosophique présentée dans le texte offre aussi des théories alternatives à la foi pour atteindre ou chercher le vrai : l’adhérence à une compréhension particulière du monde (comme celle du stoïcisme) peut mener à une autre vérité, qui influence différemment la manière dont on pourrait mener notre vie. La recherche intellectuelle des différentes opinions peut aussi mener à un abandon de la recherche pour le vrai, et à se contenter de ne pouvoir connaître parfaitement (comme pour le scepticisme).
Finalement, une question philosophique sous-jacente émerge à la suite de la lecture du texte : Comment ces différentes théories du rapport à la vérité influencent-elles nos attitudes par rapport aux différentes positions morales et épistémologiques? Nous avons initié notre réflexion en suivant la problématique du texte : Elle exposait comment les différents rapports à la vérité (l’étude du monde par la raison, le doute et la foi) influençaient nos manières de vivre dans le monde (conformer sa volonté au mouvement naturel, conformer son comportement aux mœurs sociales ou faire soumission à la volonté du Créateur). Cependant, en observant les différences d’attitudes des personnes impliquées dans l’entretien, soit Pascal et M. de Saci, on a pu voir s’exposer deux attitudes face à la différence entre les théories : la foi de M. de Saci lui fit rejeter les positions qui ne correspondaient pas à sa propre méthode – chrétienne – de la recherche du vrai (l’étude du Texte), tandis que la foi – ouverte à la philosophie – de Pascal fut plus humble et moins rigide que celle du théologien : Il sut peser les avantages et les inconvénients des théories qui ne correspondent pas à son propre opinion, mais sut tout de même les rejeter, de manière informée.
Finalement, l’Entretien nous aura fait considérer trois théories du rapport à la vérité : Un certain dogmatisme rationnel antique, un scepticisme méthodologique moderne et un dogmatisme spiritualiste chrétien. Ces trois théories existent encore à notre époque, bien qu’elles ne soient pas toujours facile à reconnaître. L’Entretien nous a aussi fait voir différentes attitudes qui guident, orientent et déterminent la méthode de recherche du vrai : M. de Saci fit preuve d’une rigidité chrétienne qui contrasta la flexibilité de l’esprit pascalien ; le premier fut tranchant, le second nuancé.
On peut ainsi conclure que si la philosophie est problématique, à travers la pensée de Pascal, elle n’est certainement pas inféconde. La philosophie devînt en ce sens une pratique dont Pascal démontra au moins qu’elle peut transmettre le germe de l’ouverture d’esprit, de la réflexion critique et d’un scepticisme sain dans la mesure où il peut mener tout penseur à changer son point de vue, ou à conserver sa position s’il sait la bien défendre. On peut donc constater l’utilité et la pertinence de la philosophie, non pas nécessairement à travers la présentation d’une vérité quelconque, mais à travers sa capacité à identifier, diagnostiquer et présenter les problèmes et leurs solutions potentielles à partir de sa méthode rationnelle et de l’attitude d’ouverture intellectuelle qu’elle nourrit fondamentalement, bien qu’elle est insatisfaisante pour le philosophe exposé.
#### Sources :
(1) Kant, Critique de la raison pure, traduction Delamarre et Marty, Éditions Gallimard, Collection folio essais, Paris, 1980, 1018 pages.
(2) Pascal, Pensées, Éditions Garnier-Frères, Brunschwig revue par Des Granges, Paris, 342 pages.
(3) Épictète, Manuel, traduction Meunier, Éditions Garnier Flammarion, 1964, Paris, 248 pages. Chapitre 1, 1.
(4) Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, traduction Meunier, Éditions Garnier Flammarion, 1964, Paris, 248 pages, Livre II, pensée IX.