L’indécence corporatiste

**La nouvelle a fait beaucoup de bruit au Québec. Alain Bellemare, PDG de Bombardier pendant sa période la plus sombre, recevait 17.4 millions de dollars en indemnité de départ et autres primes pour la vente de la division ferroviaire de Bombardier à Alstom. Une prime d’une rare indécence dans un univers où les parachutes dorés sont pourtant monnaie courante.**

Après des années d’échecs et de pertes financières, Alain Bellemare a vu son contrat de 5 ans comme dirigeant ne pas être renouvelé. La compagnie a donc tourné la page sur ce mandat marqué par un investissement majeur de fonds publics dans la C-series sous le gouvernement Couillard, de nombreuses mises à pied, la vente de la division ferroviaire à son rival Alstom et la valeur en bourse de la compagnie chutant de 80% cette année seulement. Pour le commun des mortels, de telles contre-performances iraient de pair avec un congédiement immédiat et une réputation ternie pour de nombreuses années, mais pas pour un PDG d’entreprise! Son successeur, Éric Martel, ancien PDG d’Hydro Québec, fera environ 50% du salaire annuel de monsieur Bellemare et touchera la maigre somme de 6,7 millions de dollars. Un salaire qui équivaut à huit fois sa rémunération chez Hydro-Québec¹ et environ quatre fois plus que le PDG de Dollarama, une compagnie valant 100 fois plus par action que Bombardier, dont le siège social est situé à Montréal et qui ne demande pas constamment de l’aide financière au gouvernement. ² Quelle logique économique, comptable ou d’entreprise justifie un tel salaire? Bombardier est pourtant une compagnie hautement endettée qui doit réduire ses activités et se recentrer sur des secteurs plus profitables…
#### Le monde fantastique des super PDG.
La réponse est assez simple, aucune logique ne justifie une telle rémunération pour Alain Bellemare et Éric Martel. Surtout lorsqu’on considère que le gouvernement finance indirectement ces salaires. Cet écart de rémunération entre les PDG et leurs employés est un phénomène nouveau, mais hautement toxique pour nos sociétés et notre économie.
En effet, cet écart a véritablement commencé à la fin des années 70 et début 80. Les politiques néo-libérales commençaient à prendre une plus grande place dans la sphère publique et la mondialisation commençait à s’emballer. Résultat? La rémunération des dirigeants a augmenté de 1000% depuis 1978, tandis que la rémunération du travailleur moyen a augmenté de 12%. L’écart entre le salaire de l’employé moyen d’une compagnie et son dirigeant est passée d’environ 30 fois plus en faveur du dirigeant en 1978 à 278 fois en 2018. ³ Est-ce une situation soutenable? Est-il éthique pour les gouvernements d’investir dans ces compagnies sans imposer de condition sur le salaire de ses dirigeants? On se souviendra qu’Alain Bellemare et ses acolytes avaient tenté de pousser le bouchon jusqu’à se donner une hausse de salaire de 48% après avoir obtenu un sauvetage gouvernemental avant de devoir reculer devant la grogne populaire. Bombardier avait même tenté de justifier ces hausses en disant qu’il devait pouvoir attirer les meilleurs dirigeants et que l’année 2016 avait été exceptionnelle pour la compagnie. ⁴ On se souviendra que l’année 2016 avait été marquée par des licenciements, un « investissement » de 1 milliard de dollars américains du gouvernement Couillard et une augmentation de la sous-traitance pour « couper dans les coûts. » ⁵
#### Imposer le changement.
Il est indispensable pour les gouvernements d’assortir tout investissement dans une compagnie privée à une restructuration de la rémunération moins outrageuse. Il faut prendre exemple sur Hydro-Québec, la Caisse de dépôt et placement, Investissement Québec et bien d’autres compagnies d’État qui payent leurs dirigeants généreusement, mais sans aller dans l’excès. Un homme comme Michael Sabia, président de la Caisse de dépôt et placement pendant une période de rendement exceptionnelle et une hausse de la valeur de la caisse substantielle. ⁶ Un dirigeant que l’on peut qualifier sans trop de débats d’infiniment plus compétent et méritant un plus gros salaire qu’Alain Bellemare aura reçu 500 000$.⁷ Tout ça, dans une organisation offrant des salaires très intéressants à ses employés allant dans les six chiffres ou s’en rapprochant. ⁸ C’est un modèle à suivre lors des futures négociations entourant des sauvetages d’entreprises, investissements et allègements fiscaux, car les contribuables et les travailleurs ne devraient pas avoir à subventionner les mégas salaires de dirigeants complètement déconnectés de la réalité et qui, statistiquement, sont ceux qui pratiquent le plus l’évasion fiscale. ⁹
#### Le fleuron qui n’est plus.
Bombardier était effectivement un fleuron québécois à une certaine époque, mais cette époque est révolue depuis très longtemps. La compagnie a su survivre en maîtrisant l’art de vivre au crochet de l’État et en obtenant des contrats pour les grands projets d’infrastructures québécois. Au fil du temps, la compagnie s’est fait une réputation piteuse à l’internationale, notamment pour corruption, retards et mauvaise qualité. Le fleuron attirait les regards, mais pas pour les bonnes raisons, et ce qu’il lui restait de prestige s’est éteint, selon moi, lors de la cession de la C-series à Airbus pour des miettes. ¹⁰
Un problème demeure toutefois, car la Caisse de dépôt et placement détient environ 30% de Bombardier transport et le gouvernement du Québec mené par François Legault s’était placé en défenseur des sièges sociaux et des emplois payants. Québec devrait donc encore une fois sauver Bombardier, car impossible de garantir les emplois en cas de vente. ¹¹ Est-ce que le gouvernement, motivé par une crise économique causée par la pandémie, pourrait se laisser convaincre? Est-ce qu’une nationalisation est possible aux yeux du gouvernement? Chose certaine, dans l’état actuel des choses, Bombardier n’est plus un fleuron, mais bien une épine dans le pied du gouvernement du Québec et une déception pour la population.

1. Le Soleil. « 10 hauts dirigeants de l’État gagnent plus de 300 000$ », 15 mai 2017. https://www.lesoleil.com/affaires/10-hauts-dirigeants-de-letat-gagnent-plus-de-300-000-05b88b00a1b6a5c35e7bd50a88975bed.
2. La Presse. « Bombardier : 6,7 millions pour Martel, 16 millions pour Bellemare », 15 mai 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/202005/15/01-5273761-bombardier-67-millions-pour-martel-16-millions-pour-bellemare.php.
3. TVA Nouvelles. « Bombardier: les syndicats s’en souviendront ». Consulté le 16 mai 2020. https://www.tvanouvelles.ca/2017/04/02/bombardier-les-syndicats-sen-souviendront.
4. TVA Nouvelles. « Bombardier reporte les hausses salariales de ses six hauts dirigeants à 2020 ». Consulté le 16 mai 2020. https://www.tvanouvelles.ca/2017/04/02/les-hauts-dirigeants-de-bombardier-demandent-le-report-de-la-moitie-de-leur-salaire.
5. Costa, Pedro Nicolaci da. « The ultrawealthy have 10% of global GDP stashed in tax havens — and it’s making inequality worse than it appears ». Business Insider. Consulté le 16 avril 2020. https://www.businessinsider.com/wealthy-money-offshore-makes-inequality-look-even-worse.
6. Cox, Jeff. « CEOs See Pay Grow 1,000% in the Last 40 Years, Now Make 278 Times the Average Worker ». CNBC, 16 août 2019. https://www.cnbc.com/2019/08/16/ceos-see-pay-grow-1000percent-and-now-make-278-times-the-average-worker.html.
7. « DOLLARAMA INC (DOL.TO) Company Profile & Facts – Yahoo Finance ». Consulté le 16 mai 2020. https://ca.finance.yahoo.com/quote/DOL.TO/profile/.
8. La Presse. « Fin de l’aventure C Series pour Bombardier », 13 février 2020. https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/202002/13/01-5260720-fin-de-laventure-c-series-pour-bombardier.php.
9. ICI.Radio-Canada.ca, Zone Économie-. « Caisse de dépôt : 10 ans plus tard, Michael Sabia continue d’étonner ». Radio-Canada.ca. Radio-Canada.ca. Consulté le 16 mai 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1154397/caisse-depot-resultats-michael-sabia-performance-gestion.
10. ———. « Québec doit-il encore venir au secours de Bombardier? » Radio-Canada.ca. Radio-Canada.ca. Consulté le 16 mai 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1489239/bombardier-faillite-aide-gouvernement-quebec-gerald-fillion.
11. Glassdoor. « Salaires chez Caisse de dépôt et placement du Québec ». Consulté le 16 mai 2020. https://fr.glassdoor.ca/salaire/Caisse-de-dépôt-et-placement-du-Québec-Salaires-E8743.htm.

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